L'amour jusqu'aux enfers: Eurydice de Jean Anouilh
« Ah !
Nos nuits d’amour, Lucienne ! L’union des corps et des cœurs. L’instant,
l’instant unique où on ne sait plus si c’est la chair ou l’âme qui
palpite… »
Eurydice,
Premier
Acte.
D’après
la tradition classique, Orphée avait reçu de sa mère, la muse Calliope, le don
de la musique et Apollon, dieu de la musique, des arts et de la beauté idéale,
lui a donné une lyre à sa naissance, tandis que le reste des muses lui ont
appris à en jouer. Grâce à sa musique, il était capable d’attendrir les dieux
et les bêtes les plus féroces et de faire pleurer les hommes. De retour en
Grèce, après être parti sur l’Argo et après avoir joué un rôle capital à côté
de Jason dans la quête de la toison d’or, Orphée rencontre la nymphe Eurydice
et ils tombent amoureux. Le jour du mariage un serpent mord la cheville de la
jeune fille qui meurt. Malgré ses chants, Orphée n’a pas pu faire revenir Eurydice
des Enfers et il décide d’y aller la chercher. Il a obtenu, de la part de
Hadès, la permission de récupérer Eurydice à la seule condition qu’il ne se
retourne pas tout le long du voyage de retour, jusqu’à qu’il puisse la regarder
sous la lumière du soleil. Après un long voyage, lorsqu’Orphée était déjà sous
la lumière, il s’est retourné pour regarder sa bien aimée, alors qu’elle
n’avait pas encore fini de franchir le seuil des Enfers. Orphée a vu alors
Eurydice disparaître à jamais dans le royaume des morts.
Le mythe d’Orphée constitue l’une des sources
d’inspiration le plus remarquable de la littérature de tous les temps et du
théâtre moderne, plus concrètement. Les reprises et les versions de ce mythe
sont nombreuses, depuis le Parnasse ou le Symbolisme jusqu’aux analyses à
caractère psychologique. À part le matériel poétique chez Pierre-Jean Jouve ou
Pierre Emmanuel, le mythe orphique sert de recours aux dramaturges Jean Cocteau
et Jean Anouilh.
Jean
Anouilh (1910-1987) connaît son premier succès avec Le voyageur sans bagage (1937) et Le Bal des voleurs (1938). Fortement influencé par l’œuvre de Jean
Giraudoux, Anouilh triomphera en 1944 avec
Antigone. Il restera donc un auteur à grand succès et, à partir de 1955, il
se consacrera à la mise en scène.
Cet
auteur s’inscrit dans un courant théâtral qui reprend les mythes antiques,
comme c’est le cas de Sartre, Giraudoux ou Cocteau. À l’intérieur de son œuvre,
il distingue les « pièces roses », les « pièces
brillantes », les « pièces costumées », les « pièces
secrètes », ou encore les « pièces noires », parmi lesquelles on
peut trouver L’Hermine (1931), La Sauvage (1934), Le Voyageur sans bagage (1937) et Eurydice (1942).
Eurydice
a été crée au Théâtre de l’Atelier, à Paris, le 18 décembre de 1942, dans une
mise en scène d’André Barsacq. Le 12 février 1991, la pièce a été représentée
au Théâtre de L’œuvre, dans une mise en scène de Georges Wilson. Le cinéaste Alain Resnais, reprend la pièce en
2012 et il en tourne Vous n’avez encore
rien vu, qu’il combine avec une autre pièce d’Anouilh, Cher Antoine ou l’amour raté.
Dans
la version d’Anouilh du mythe orphique, Eurydice est une jeune comédienne qui
rencontre Orphée, un jeune violoniste, dans une gare de train. Soudain, ils
tombent amoureux. La jeune fille quitte sa mère et sa troupe en tournée, tandis
qu’Orphée quitte son père pour partir ensemble. Pendant leur voyage, le jeune
couple rencontre plusieurs personnages, parmi lesquels, il faut remarquer le
rôle de M. Henri, un commis-voyageur habillé avec un imperméable, peut-être
représentant le côté impénétrable et infranchissable du Destin et même de la
mort. Plus tard, le directeur de la troupe avoue qu’Eurydice est son amante.
Les amoureux se disputent, la jeune fille s’en va et elle meurt dans un
accident. M. Henri retourne Eurydice à la vie sous la condition qu’Orphée ne la
regarde qu’au lever su soleil. Le jeune violoniste ne résiste pas, il regarde,
Eurydice meurt à nouveau et elle disparaît sur scène. M. Henri propose donc à
Orphée le seul moyen qui lui permettra de rejoindre son aimée. Orphée décide
donc de se laisser mourir et les jeunes amants sont réunis à jamais.
Jean
Anouilh ramène alors le mythe orphique à une époque contemporaine, où les
trains arrivent et partent, où les amants se rencontrent dans des gares, et où
la lyre est remplacé par un violon. Les
personnages mythiques deviennent alors des entités charnelles, terrestres et
démythifiées ; ils font usage d’un langage simple, rapide et direct et, de
cette manière, ils se retrouvent face aux spectateurs, tout à fait
reconnaissables et proches. Pour Anouilh, il y a deux types de personnes et
dans cette pièce, face à des personnages typifiés et caricaturaux prêts à des
compromis douteux, il place des êtres jeunes, purs, idéalistes, voués à la
révolte et à la recherche du bonheur, mais aussi, délivrés à l’échec, à la
résignation et à l’amertume. Le désenchantement face au Destin irrémédiable se
trouve souvent caché derrière l’ironie, l’amour le plus pur et, même, l’humour.
Mon cher, il y a deux races
d’êtres. Une race nombreuse, féconde, heureuse, une grosse pâte à pétrir, qui
mange son saucisson, fait ses enfants, pousse ses outils, compte ses sous, bon
an mal an, malgré les épidémies et les guerres, jusqu’à la limite d’âge ;
des gens pour vivre, des gens pour tous les jours, des gens qu’on ne s’imagine
pas morts. Et puis il y a les autres, les nobles, les héros. Ceux qu’on imagine
très bien étendus, pâles, un trou rouge dans la tête, une minute triomphants
avec une garde d’honneur ou entre deux gendarmes selon : le gratin.[1]
Même
si le dialogue est vif et les répliques brèves, tout au long de la pièce, le
mélange des tons et absolument remarquable. On peut remarquer l’alliance entre
le langage le plus courant et dépourvu de tout ornement, jusqu’aux tirades les
plus soignées, délicates et émouvantes. À cet égard, il existe deux couples de
personnages qui constituent deux pôles bien différenciés en ce qui concerne
l’usage de la langue et qui, d’ailleurs, présentent des diversités entre eux.
D’un côté, on souligne le premier couple où on pourrait souligner un langage
plus terrestre et proche des humains. C’est d’abord la mère d’Eurydice, une
actrice démodée et déphasée, prétentieuse et occupée des anciens amours.
Ensuite, le père d’Orphée et contrepoint absolu de celui-ci, un vieillard
simple et grossier, affairé de bien manger et de bien vivre. De l’autre côté,
on trouve le jeune couple à langage presque soutenu des fois, le langage précieux
et rêveur des amoureux, un langage propre des dieux. A l’intérieur de ce pair,
Eurydice, jalouse jusqu’à l’obsession, incertaine, pleine de remords, de
secrets et soucieuse du destin, émet des élocutions fort poétiques, proches de
la tragédie classique. Tandis qu’Orphée utilise un langage vif, rapide, très
optimiste et gai.
EURYDICE.-
Oui. Vos yeux sont bleu clair.
ORPHÉE.-
Oui. On ne sait pas de quelle couleur sont les vôtres.
EURYDICE.-
Ils disent que cela dépend de ce que je pense.
ORPHÉE.-
En ce moment ils sont vert foncé comme l’eau profonde du bord des pierres du
quai.
EURYDICE.-
Ils disent que c’est quand je suis très heureuse[2].
Jean Anouilh réinterprète alors le
mythe d’Orphée et d’Eurydice, il le rend actuel et le matériel mythologique
devient trivialisé, c’est-à-dire naturel et quotidien, même lorsqu’il s’agit de
la mort, tout en gardant sa valeur littéraire. Eurydice porte sur la brièveté
du bonheur et de l’amour, le pacte sombre et résigné avec la mort et l’incontournable
Destin, au sens classique.
Eurydice c’est, avant
tout, une histoire d’amour. C’est l’amour marqué par la destinée,
l’irrémédiable amour, l’irrémédiable destin. C’est l’amour pur, l’amour vif et
l’amour ardent: l’amour à jamais, l’amour jusqu’aux enfers.
Comentarios
Publicar un comentario