Approche à la notion de "HASARD" dans Nadja

« Le Surréalisme n’aime pas perdre la raison, il aime ce que la raison nous fait perdre.[1] »

Depuis sa parution à 1928, Nadja d’André Breton continue à exercer un énorme pouvoir d’enchantement chez son public. Nombreux sont les études qui portent sur Nadja, mais aussi ceux qui prennent comme objet d’étude sa valeur, sa signification et les circonstances de sa production. Le halo énigmatique et attrayant à la fois que cette œuvre comporte est, peut-être, dû à son prétendu caractère de réalité et de vraisemblance, à sa particularité autobiographique.
Par rapport à la genèse de l’œuvre, la parution du Premier Manifeste du Surréalisme a lieu à 1924. Les faits (la liaison entre André Breton et Léona Delcourt/Nadja) se produisent entre le 4 octobre et le 12 octobre 1927. L’auteur se met à la rédaction de son roman à 1927 qui est finalement publié pour la première fois un an plus tard, en 1928. Qu’est-ce que ça veut dire ? Et alors, que la composition de Nadja est très proche à la théorisation du mouvement surréaliste. En lisant Nadja, on se rend compte que tous les concepts de l’idéologie surréaliste y sont compris. On pourrait même dire que le Premier Manifeste c’est le « scénario » de cette « histoire ».
Déjà, à la page 7, Breton annonce « deux principes antilittéraires » dont il se servira à la rédaction de son œuvre ; l’illustration photographique d’abord, qui supprimera la description traditionnelle des personnages et des lieux,  et le ton du récit ensuite, proche « de l’observation médicale, entre toutes neuropsychiatrie, qui tend à garder trace de tout ce qu’examen et interrogatoire peuvent livrer (…), qui veille à n’altérer en rien le document « pris sur le vif ».[2] ». Aussi, à la page 16, l’auteur déclare qu’il parlera « sans ordre préétabli, et selon le caprice de l’heure qui laisse surnager ce qui surnage[3] », c’est-à-dire selon les lois du hasard. Voici le pilier fondamental sur lequel Breton bâti son roman, la notion omniprésente et toute-puissante qui hante le récit. La notion de hasard (surtout, le hasard surréaliste) conditionne et détermine à trois niveaux.

1.      Hasard dans l’exercice de l’écriture :
D’abord, la lecture du roman ne constitue pas un exercice aisé  ni un discours linéaire non plus ; il ne s’agit pas d’une « histoire » au sens romanesque conventionnel, mais d’un mélange d’images, un puzzle de pensées, tout un jeu conceptuel. Vu que l’auteur affirme que son travail de rédaction est basé sur le hasard, le principe de la libre association d’idées, le résultat aura un caractère proche de celui de la pensée humaine : les idées qui se produisent dans l’état de conscience (ou d’inconscience) peuvent être antérieures, simultanées ou même futures par rapport au moment de l’élocution verbale, production écrite dans ce cas.
Voilà pourquoi le lecteur de cet ouvrage doit faire un grand effort tout à fait conscient, coopératif et actif pour décoder les messages, linguistique, visuel et symbolique, et les mettre en rapport avec son contexte.
En plus, cette œuvre constitue une expérience singulière par rapport au langage ; Breton a expérimenté, il a plongé dans le langage lui-même pour nous lui montrer dans toute sa puissance et son splendeur et, ce qui résulte le plus intéressant et attirant, mêlé au domaine du visuel. L’auteur se dispute toujours entre l’affirmation el l’interrogation, en mettant en place des considérations variées, dont la recherche du moi est remarquable. Ces réflexions donnent lieu à plusieurs articulations et juxtapositions d’images, verbales et visuelles, toujours en quête de l’identité. 

2.      Hiérarchisation des faits :
D’autre part, le hasard joue un rôle si important dans ce récit (il joue même un rôle protagoniste) que Breton se charge de hiérarchiser les faits qu’il décrira d’après le degré d’inattendu et de fortuit qu’ils comportent. Il s’agit d’événements qui, d’après l’auteur, peuvent se produire, des faits fortuits et imprévus qui exercent chez lui des « mouvements internes » provoqués par l’inconscient qui, en même temps, se révèle.
a.        D’un côté, ce qu’il définit comme « faits-glissades », sont des événements liés à des objets ou à des lieux qui se relient à d’autres d’une manière complètement inattendue et surprenante, autrement dit, le fait de rappeler une chose où de se trouver dans un endroit qui, immédiatement, renvoie à un autre. Comme exemple éclairant de cette catégorie d’événements, je propose la scène datée du 10 octobre. Après avoir prédit la composition de ce roman, Nadja parle d’une main de feu qu’il devra aussi introduire dans le récit :

« (…) la main aussi, mais c’est moins essentiel que le feu. Ce que je vois c’est une flamme qui part du poignet, comme ceci (avec le geste de faire disparaître une carte) et qui fait aussitôt la main brule, et qu’elle disparaît d’un clin d’œil. [4]»


  Effectivement, la main commandée par Nadja se trouve dans le récit et, comme on peut voir dans l’image, « avec le geste de faire disparaître une carte ». Cette image est dans le roman avant de l’entrée de Nadja, en remarquant son omniprésence et sa volonté[5]. Mais l’inclusion de cette image dans le roman n’est pas tout à fait une action consciente ou volontaire, simplement, elle se rattache, une fois de plus, au désir de Nadja. En fait, il s’agit du gant de Lise Hirtz, une femme qui, en plus, a montré a Breton un tableau changeant.

« Je me souviens aussi de la suggestion en manière de jeu faite un jour à une dame, devant moi, d’offrir à la « Centrale Surréaliste », un des étonnants gants bleus ciel qu’elle portait pour nous faire visite à cette « Centrale », de ma panique quand je la vis sur le point d’y consentir, des supplications que je lui adressai pour qu’elle n’en fit rien.[6] »

b.        D’un autre côté, ce que Breton nomme comme « faits-précipices », qui mettent en action des « concours de circonstances qui passent de loin nôtre entendement ». Il s’agit donc des rapports surprenants, des coïncidences insondables pour la raison qui provoquent des réactions souvent violentes. Devant ces événements, presque toujours en présence de Nadja ou plutôt révèles par elle, l’auteur doit « appeler à « l’instinct de conservation » pour ne pas sombrer dans la folie ». Pour mieux comprendre ce genre d’événements, voici la scène suivante :

« Devant nous fuse un jet d’eau dont elle paraît suivre la courbe. « Ce sont tes pensées et les miennes. Vois tu d’où elles partent toutes, jusqu’où elles s’élèvent et comme c’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aussitôt elles se fondent, elles sont reprises avec la même force, de nouveau c’est cet élancement brisé, cette chute… et comme cela indéfiniment. » Je m’en écrie : « Mais Nadja, comme c’est étrange ! Où prends-tu justement cette image qui se trouve exprimée presque sous la même forme dans un ouvrage que tu ne peux connaître et que je viens de lire ? ».[7] »

3.      Nadja, RÉVÉLATRICE DU HASARD :

Il faut remarquer que le hasard ne constitue pas seulement un principe d’écriture, ni même une aspiration qui fait la vie en tant que telle, mais aussi le fait que, en présence de Nadja, le hasard se matérialise dans des coïncidences surprenantes et révélatrices qui mettent en scène le principe fondamental de l’association libre d’idées et qui, d’ailleurs, mettent en évidence la surréalité en elle-même.

« Nous demeurons quelque temps silencieux, puis elle me tutoie brusquement : « un jeu : dis quelque chose. Ferme les yeux et dis quelque chose. N’importe, un chiffre, un prénom. (…) Allons, c’est si facile, pourquoi ne veux-tu pas jouer ? Eh bien, moi, c’est ainsi que je me parle quand je suis seule, que je me raconte toutes sortes d’histoires. Et pas seulement de vaines histoires : c’est même entièrement de cette façon que je vis. ». [8]»

Nadja constitue pour Breton l’exemple parfait et univoque de la surréalité en tant qu’il l’avait conçue. Elle suppose la personnification du paradigme surréaliste dans toutes les manifestations possibles : sa façon de parler, de se conduire, de penser, de s’exprimer, de dessiner… elle représente l’âme errante, l’imagination dans son plus pur état et la folie. Elle est sauvage, mystérieuse, changeante et même bouleversante. Elle comprend d’une manière si naturelle et spontanée tout ce que, pour Breton, représente le surréalisme que, pour lui, elle est  un modèle attirant et attrayant. Il ne s’empêche pas d’admettre qu’il est « tout en étant près d’elle, plus près des choses qui sont près d’elle [9]».
Comme tout le monde sait, dans ce qui a de réelle dans cette histoire, Breton exerce un fort pouvoir sur la femme, cependant et en revanche, elle aussi, elle provoque une extrême impression et influence sur l’auteur. Breton fascine Nadja, en tant qu’homme, Nadja fascine Breton en tant que paradigme de la surréalité. Il s’établit alors une relation ambivalente entre ces deux êtres qui se manifeste à nombreux niveaux.
En tout cas, Nadja, sans le vouloir, met en évidence les régions les plus cachées de l’inconscient,  les aspirations d’André Breton, les biais du hasard et tout ce que cela comporte… « Ne touche-t-on pas là au terme extrême de l’aspiration surréaliste, à sa plus forte idée limite ? ».[11]



[1] F. ALQUIÉ.  Philosophie du surréalisme, p. 151, cité par M. Bonnet
[2] BRETON. 1964, pages 7 et 8.
[3] BRETON, 1964: 16.
[4] BRETON, 1964: 81.
[5] En regardant L’araignée de Satin (J. Baratier, 1986), adaptation cinématographique de la pièce Les détraquées (P. Palau, 1921), j’ai été fortement frappée et même émue en constatant que, Solange, la protagoniste, éteint sa cigarette dans un cendrier qui a exactement la même forme que ce fameux « gant de feu » (minute 19 :47). Est-ce que ce n’est pas un « fait-glissade » ?
[6] BRETON, 1964: 47.
[7] BRETON, 1964: 69.
[8]  BRETON, 1964: 60.
[9]  BRETON, 1964: 73.
[11]  BRETON, 1964: 60

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